L'os de seiche et la graine

Petite fille, sur une plage, dans toute une laisse de mer, j'ai trouvé un os de seiche. Cette flammèche à la fois dure et friable sous l'ongle,  j'étais persuadée que c'était ce qu'on appelait une âme. On a rectifié mon erreur de nomenclature, mais il n'empêche, même à présent, j'imagine qu'entre mes seins, à l'endroit du sternum, il y a ce petit os de seiche, mon âme. Le fait de ne pas le déceler au scanner ou à la radio ne parvient pas à me détourner de cette conviction intime. Je crois qu'il sent le sel,  mon petit os de seiche, mon âme, et le sel ça conserve. J'imagine déjà qu'une gamine la trouve sur la plage, mon âme...

Sur le chemin qui mène à la boîte aux lettres, je trouve une empreinte épaisse d'humus, quelqu'un (moi ?) est revenu des bois et d'une chaussure est tombée cette petite motte de terre. Pourquoi est-ce que je la regarde ? C'est qu'une graine s'est empressée d'y germer et déjà, tige et feuilles grêles se déploient : quel sera le destin de cette plante (je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est)  ? Être écrasée par le facteur ? Ou bien je vais l'oublier et en sortant avec ma voiture je vais y rouler dessus ? Je décide de la mettre dans un pot. C'est son destin, à cette graine : être tombée dans les bois, non pas sur du rocher mais dans de l'humus au bon degré de moiteur et de texture, être transportée par une chaussure sur un chemin au soleil, être ramassée par une sentimentale naïve qui trouve que tant de détermination à vivre mérite un coup de pouce. Herbe sans qualité, mauvaise, elle aura le droit de se ressemer dans mes plates-bandes, petit arbre, j'aurai peut-être un jour le plaisir de m'asseoir à son pied, ronce, elle me piquera les doigts quand je récolterai ses mûres pour faire des gelées ou du vin. Je sais qu'en opérant la transplantation, je peux détruire les racines ténues ou encore il gèlera cet hiver et elle y passera ; aussi bien, c'est la plante que sous aucun prétexte je ne veux avoir dans mon jardin (à vrai dire, je ne sais pas quelle plante me déplairait à ce point ; il y en avait une qui me déprimait, une qui pousse sur les chantiers et les terrains vagues, et j'ai appris au printemps dernier qu'il s'agissait de brocolis sauvages : depuis, je cueille les minuscules choux et les feuilles et je les sers avec de l'huile d'olive ; ça ne m'ennuie plus de découvrir des brocolis dans mon jardin). Bref, je trouve que c'est une surprise qui se prépare et j'y serai attentive (je n'aime ni le suspense ni les surprises, alors je surveille ces événements avec beaucoup de vigilance et j'établis les listes des possibilités, c'est une activité qui me réconforte, je crois ne pas être la seule dans ce cas...)