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Portes et miroirs
25 janvier 2009

Aragon : Les rendez-vous

- I -

 

Tu m'as quitté par toutes les portes
Tu m'as laissé dans tous les déserts

 

Je t'ai cherchée à l'aube et je t'ai perdue à midi
Tu n'étais nulle part où j'arrive
Qui saurait dire le Sahara d'une chambre sans toi
La foule d'un dimanche où rien ne te ressemble
Un jour plus vide que vers la mer la jetée
Le silence où j'appelle et tu ne réponds pas

 

Tu m'as quitté présente immobile
Tu m'as quitté partout tu m'as quitté des yeux
Du coeur des songes
Tu m'as quitté comme une phrase inachevée
Un objet par hasard une chose une chaise
Une villégiature à la fin de l'été
Une carte-postale dans un tiroir
Je suis tombé de toi toute la vie au moindre geste

 

Tu ne m'as jamais vu pleurer pour ta tête détournée
Ton regard au diable de moi
Un soupir dont j'étais absent
As-tu jamais eu pitié de ton ombre à tes pieds

- II -

Je ne t'ai jamais trouvée aussi belle qu'à l'heure où tu désespères de toi
L'émail m'éclate à l'oeil de cette clarté sur ma vie à l'approche de ton visage
Les mots sont en miettes de te voir les rimes meurent au moindre geste que tu fais
Être à ton souffle est suspendu vivre à ta voix Je ne suis que la peur de ton silence
Il me faut prendre à te parler des chemins fous pour te surprendre au coeur des rêveries
Et je te donne dans les mots des rendez-vous où tu ne viens pas une fois sur mille
Mais la millième la millième

- III -


Je ne sais plus où donner de la tête
Je ne sais plus de quoi te protéger
Ô mon amour à qui tout est tempête
               Tout est danger

Ô mon amour qu'en vain d'autrui je garde
Chaque parole est piège à mes tourments
Les choses tues me font l'âme hagarde
               À tout moment

J'ai peur du vent de l'ombre et la lumière
J'ai peur en moi d'un enfer mal dompté
Vivre est toujours cette terreur première
               Du vivre ôté

Je vois le mur et j'entends la truelle
C'est dans mon coeur que le temps est creusé
Ô toi qui tiens dans ta bouche cruelle
               L'instant brisé

Viens je t'attends mon bourreau sans visage
Depuis longtemps tout bas je t'appelais
Ainsi pourquoi faire durer l'ouvrage
               Fouiller ma plaie

- IV -


Tout ce que je ne puis à haute voix te dire
Ce blé secret dans moi qui se flétrit montré
Ma parole n'est qu'une excuse à l'impudeur de l'âme
Un masque où le regard trahit seul sa profonde contrée

Même un baiser fût-il une flamme à la Pentecôte
Même la violence et le lit dévasté
Tout ce qu'un son résume est trahison de la bouche
Un pan d'étoffe sur le visage inavouable de l'amour

Je me souviens de toi comme un palais qui parcourt ses propres chambres
Quelque part dans la montagne au dessus d'Aix-les-Bains
Ou le bateau qui nous emporte en Amérique
Ou le parfum des roses piétinées
Quand nous sommes revenus après le départ des soldats
Je me souviens de toi comme d'une chose interdite
Comme le voleur d'avoir pris
Ô mon amour ô mon crime

Et même à toi je cacherai combien je t'aime
Tu ne supporterais pas ce feu dont je brûle sans fin
Déjà le peu de dire est trop j'en tremble j'imagine
Ainsi chaque pas inventé dans l'espace inventé pour les hommes périsélènes
Ou comme un cheval dans sa course pris de la male-faim le meurtrier qui n'a plus de mots que pour le meurtre

Oh je ne dirai pas je t'aime j'ai trop peur
Des flambures que cela laisse à l'homme intérieur
À son gosier

- V -

Qui n'aime à douleur peut-on dire il aime
Laissez-moi t'aimer ce peu de moi-même
Ce reste du temps toujours contesté
Laissez-moi t'aimer ce rien que je dure
Et cesse durer par même aventure
Que se meurt le chant pour être chanté


J'aime à contre-temps d'une amour qui semble
Un déchirement sans fin d'être ensemble
Et ne l'être plus un déchirement
Sans fin de savoir où cela nous mène
Et la fin pourtant dans mes mains humaines
De ce coeur qui bat inhumainement

Dieu que chaque nuit me rend dérisoire
Un peu plus ce coeur et sa longue histoire
Et fait chaque jour un peu plus affreux
Cette amour en moi qu'à mourir je porte
Et qui me meurtrit d'un jour être morte
D'un jour être cendre est malheur du feu

- VI -

Et ce n'est point aimer que n'aimer à douleur
Cette main que je tiens encore elle s'enfuit
Tout le bonheur du jour n'annonce que la nuit
             J'aurai passé comme un voleur

Voleur de moi le coeur me bat mes pas m'effraient
Le temps entre mes doigts n'est qu'un dieu périssable
Et le sang qui m'habite a la couleur du sable
             Ma mort est écrite à la craie

Pauvre cheval en plein labour hanté des femmes
Pauvre cheval jamais rassasié du foin d'aimer

- VII -

Une fois c'était la guerre il n'y avait
Qu'un souffle pâle et des pas lourds il n'y avait
Qu'un monde inverse et des bras vides
Il n'y avait qu'un soleil séparé d'un coup de sabre
Ô visage blessé
Et les papiers collés des vitres
Une fois c'était la guerre et le désert des Tuileries
Un temps nu de poussière et de soupçons

T'en souviens-tu rue de la Paix
Nous avions choisi ce bar aux rideaux plissés pour une improbable rencontre
J'y penserai plus tard quand tout semblera perdu
Nous n'y sommes jamais entrés par la suite
Le temps de nous rejoindre et j'avais les cheveux blancs
La vie est pleine ainsi de portes battantes
De projets sans toiture et de marches manquées

Il me semble aussi que quelque chose à la craie
Indiquait au plafond d'où viendrait la lumière
C'était un appartement que nous n'avons pas loué
Dans une petite rue étroite rive gauche

Et nous ne sommes pas allés ensemble à Grenade
Je n'étais pas avec toi dans les îles du corail
Et tous les films à la dernière minute qu'on renonce à voir
Je t'ai attendue à tous les coins de vie
Rendez-vous rendez-vous manqués
Combien de fois suis-je sorti dans l'escalier
Pour te voir qui fait halte entre les deux étages
Or ce n'était pas toi

Regarde ce grand chapelet d'amertumes
Où je dis mon chemin de croix
Un taxi s'est arrêté devant la porte
Il en est sorti dans la nuit un monsieur qui ne te ressemblait pas

Je suis mort tant de fois de t'attendre
Et tu n'en as jamais pleuré

Bien plus tard bien plus tard l'avion qui t'apporte
Mystérieusement fait demi-tour dans le ciel du Bourget
Je t'ai d'en bas regardé fuir vers Amsterdam
Mais simplement chaque soir lorsque tu fermes les yeux
Et qu'importe si ce n'est pas cette fois la Hollande
Je ne crois pas un mot des rêves racontés
C'est toujours la guerre pour moi quand tu t'éloignes
Ou si tu dors toujours la guerre écoute l'heure
Après l'heure sonner
Cigogne en l'air qui s'étonne
Pour s'être trompée de saison
Oh si tu savais seulement comme auprès de toi chaque nuit
J'ai chaque nuit appris ce qu'est la solitude

L'existence après tout n'est qu'une nuit plus longue
Mais qui n'a point la fin d'une aube
Et même contre moi je sais bien que tu es dans la chambre à côté

Cette fois cette fois n'est pas encore la millième

- VIII -

Ainsi je t'aurai toute la vie attendue
Présente absente ailleurs ici proche et lointaine
Je t'aurai mendié de silence je t'aurai
Mangé de paroles comme une orange
J'aurai perdu ta trace une fois nuit
Une fois jour perdu ta main prise dans l'ombre
Ta merveilleuse main d'enfant enfui.
Ainsi je t'aurai toute la vie attendue

Il est trop tard pour espérer afin t'atteindre
Je n'aurai pas trouvé les mots tout
N'aura semblé qu'un murmure un étouffement de cris
Je ne t'aurai donné que ce chant avorté de moi-même
Tu n'auras pas entendu ni personne
Entendu le battement en moi de ce grand oiseau rouge
Je n'aurai donc été vers toi qu'une phrase sans fin
Il est trop tard et caetera

Mais même si mais même alors même comme
Un chien qui cherche en vain son maître et traîne
Une chaîne arrachée
Même sans espérance
J'arrive au bout de ce voyage au moins
Pourtant toujours semblable coeur sanglot semblable
J'écoute en arrière de moi sur la route
Ce bruit de toi blessé ce bruit bleu ce bruit blanc

Ce bruit bluté de blé ce bruit redoublé
De toi par où nous fûmes
Et je te tends encore une fois mes bras de fumée.

                                    ARAGON


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